Nous nous arrêtâmes au bout du boulevard de la Madeleine, devant une boutique noirâtre. Elle commençait sur le trottoir qui était encombré de meubles hétéroclites, autour d'une très vieille pompe à incendie à laquelle était accroché un violon.
Le maître de ce commerce était grand, très maigre, et très sale. Il portait une barbe grise, et des cheveux de troubadour sortaient d'un grand chapeau d'artiste.
Mon père lui avait déjà rendu visite et avait retenu quelques «meubles » ; une commode, deux tables, et plusieurs fagots de morceaux de bois poli qui, selon le brocanteur, devaient permettre de reconstituer six chaises.
Le brocanteur nous aida à charger tout ce fourniment sur la charrette à bras. Le tout fut arrimé avec des cordes, qu'un long usage avait rendu chevelues. Puis, on fit les comptes. Après une sorte de méditation, le brocanteur regarda fixement mon père et dit :
« Ça fait cinquante francs!
- Ho ho! dit mon père, c'est trop cher!
- C'est cher, mais c'est beau, dit le brocanteur. La commode est d'époque! »
Il montrait du doigt cette ruine vermoulue.
« Je le crois volontiers, dit mon père. Elle est certainement d'une époque, mais pas de la nôtre! »
Le brocanteur prit un air dégoûté et dit :
« Vous aimez tellement le moderne ?
- Ma foi, dit mon père, je n'achète pas ça pour un musée. C'est pour m'en servir.»
Le vieillard parut attristé par cet aveu.
« Alors, dit-il, ça ne vous fait rien de penser que ce meuble a peut-être vu la reine Marie-Antoinette en chemise de nuit ?
- D'après son état, dit mon père, ça ne m'étonnerait pas qu'il ait vu le roi Hérode en caleçons!
- Là, je vous arrête, dit le brocanteur, et je vais vous apprendre une chose : le roi Hérode avait peut-être des caleçons, mais il n'avait pas de commode! Rien que des coffres à clous d'or. Je vous le dis parce que je suis honnête.
- Je vous remercie, dit mon père. Et puisque vous êtes honnête, vous me faites le tout à trente-cinq francs. »
Le brocanteur nous regarda tour à tour, hocha la tête avec un douloureux sourire, et déclara :
« Ce n'est pas possible, parce que je dois cinquante francs à mon propriétaire qui vient encaisser à midi.
- Alors, dit mon père indigné, si vous lui deviez cent francs, vous oseriez me les demander ?
- Il faudrait bien! Où voulez-vous que je les prenne ? Remarquez que si je ne devais que quarante francs, je vous en demanderais quarante. Si je devais trente, ça serait trente...
- Dans ce cas, dit mon père, je ferais mieux de revenir demain, quand vous l'aurez payé et que vous ne lui devrez plus rien...
- Ah maintenant, ce n'est plus possible! s'écria le brocanteur. Il est onze heures juste. Vous êtes tombé dans ce coup-là : vous n'avez plus le droit d'en sortir.
- Bien, dit mon père. Dans ce cas, nous allons décharger ces débris, et nous irons nous servir ailleurs. Petit, détache les cordes ! »
Le brocanteur me retint par le bras en criant : « Attendez ! »
Puis il regarda mon père avec une tristesse indignée, secoua la tête, et me dit : « Comme il est violent ! »
Il s'avança vers lui, et parla solennellement :
« Sur le prix, ne discutons plus : c'est cinquante francs; ça m'est impossible de le raccourcir. Mais nous pouvons peut-être allonger la marchandise.»
Il entra dans sa boutique : mon père me fit un clin d’œil triomphal.
Extrait de: La Gloire de mon Père de Marcel Pagnol - Source: www.enseignons.be/.../la-Gloire-de-mon-pere.doc