OPINIONS


Il y a urgence à penser le capitalisme du XXIe siècle, par Thomas Piketty

LE MONDE | 28.04.2009 à 11h33 • Mis à jour le 28.04.2009 à 20h56

Le capitalisme du XXIe siècle sera-t-il aussi inégalitaire que celui du XIXe ? Se conclura-t-il par le même déchaînement de guerres, de nationalismes et de violences, à l'échelle réellement mondiale cette fois ? Une chose est certaine : il faudra bien plus que la crise financière actuelle pour que la démocratie prenne le dessus et apprenne à dompter le capitalisme.

La crise peut certes jouer un rôle salutaire pour corriger certains des excès les plus criants apparus depuis les années 1980. Par quelle folie idéologique les autorités publiques ont-elles permis à des pans entiers de l'industrie financière de se développer sans contrôle, sans régulation prudentielle, sans rendu des comptes digne de ce nom ? Par quel aveuglement a-t-on laissé des dirigeants et des traders se servir des rémunérations de dizaines de millions d'euros, sansréagir, voire en les glorifiant ?
La chute du Mur et la victoire définitive du capitalisme contre le système soviétique ont probablement contribué à l'émergence de cet étrange moment des années 1990-2000, marqué par une foi démesurée dans le marché autorégulé et un sentiment d'impunité absolue parmi les élites économiques et financières.

Dans sa forme la plus extrême, ce temps est terminé. Encore faudra-t-il des années avant que les discours publics se transforment en actes. La transparence financière et comptable est un chantier titanesque touchant aussi bien les paradis fiscaux que les grands pays, les sociétés non financières que le secteur bancaire. Concernant les rémunérations extravagantes, seuls des taux d'imposition dissuasifs permettront de revenir à des écarts moins extrêmes. La route sera longue, tant les résistances idéologiques sont fortes.
Supposons néanmoins que ces deux combats soient menés à leur terme. Le capitalisme du XXIe siècle n'en deviendra pas pour autant un monde juste et paisible. On dit souvent que le capitalisme de ce début de siècle est "patrimonial". On entend par là que les patrimoines financiers et immobiliers, les mouvements de leurs prix et de leurs rendements, jouent un rôle essentiel. C'est vrai. Mais il faut maintenant prendre conscience du fait qu'il ne peut exister de capitalisme autre que "patrimonial", et qu'il s'agit là d'un élément structurant du paysage socialet des inégalités. Au cours du XXe siècle, en particulier pendant les Trente Glorieuses, on a cru à tort que nous étions passés à une nouvelle étape du capitalisme, un capitalisme sans capital en quelque sorte, ou tout du moins sans capitalistes.
A une vision du monde opposant travailleurs et capitalistes, en vogue jusqu'en 1914 et encore dans l'entre-deux-guerres, nous avons progressivement substitué à partir de 1945 une vision tout aussi dichotomique, mais plus apaisante, opposant d'une part les "ménages", supposés vivre uniquement de leurs salaires, et d'autre part les "entreprises", univers certes dominé par une implacable logique de productivité et d'efficacité, mais surtout lieux où sont distribués les salaires, toujours croissants. En oubliant au passage que les détenteurs ultimes desentreprises et de leur capital sont toujours des personnes physiques, des ménages en chair et en os. Et que l'inégale répartition de la propriété des patrimoines et de leurs revenus (dividendes, intérêts, loyers, plus-values) demeure l'inégalité fondamentale du système capitaliste : Marx avait au moins raison sur ce point.
Sans le formuler explicitement, on a même cru un moment que les revenus du capital avaient tout bonnement disparu au bénéfice des revenus du travail. On s'est pris à imaginer que les cadres méritants avaient définitivement remplacé les actionnaires bedonnants. On s'est mis à penser les inégalités uniquement à travers le prisme apaisant des inégalités salariales entre ouvriers, employés, cadres. Mais un monde uni, communiant dans le même culte du travail, fondé sur l'idéal méritocratique.
Nous ne reviendrons jamais à ce monde enchanté des Trente Glorieuses, qui était pour partie un rêve pieux, et pour partie une période exceptionnelle et transitoire, correspondant à un capitalisme de reconstruction. D'abord pour une raison bien connue : les taux de croissance de la production de l'ordre de 4 % ou 5 % par an observés pendant cette période, qui permettaient d'alimenter une hausse soutenue du pouvoir d'achat et un sentiment de progrès perpétuel, s'expliquaient avant tout par un phénomène de rattrapage, après des décennies perdues (1914-1945). Mais également pour une raison plus profonde dans ses conséquences à long terme. A l'issue de la seconde guerre mondiale, les patrimoines privés avaient de fait quasiment disparu. Au début des années 1950, le total des patrimoines financiers et immobiliers des ménages ne représentait qu'à peine plus d'une année de revenu national, contre plus de six à la veille de la première guerre mondiale. Il fallut plus d'un demi-siècle pour que le rapport entre patrimoines et revenus, paramètre central du développement capitaliste, retrouve au cours des années 2000 des niveaux de l'ordre de 6/7, comparables à ceux de la Belle Epoque.
Le creux de la courbe a été particulièrement marqué en France, à la fois du fait de l'importance prise par l'Etat comme propriétaire du capital des entreprises à l'issue des nationalisations de 1945, et d'une politique vigoureuse de blocage des loyers, qui explique pour une large part les prix immobiliers historiquement bas observés des années 1950 aux années 1970. On retrouve toutefois cette même évolution générale dans tous les pays développés. Au niveau mondial, l'accumulation du capital privé a vu s'ouvrir de nouveaux secteurs et de nouveaux territoires, autrefois propriétés des Etats.
Les très hautes valorisations des patrimoines observées ces dernières années sont en partie la conséquence des bulles boursières et immobilières, et les ratios patrimoine/revenu sont appelés à baisser dans les années qui viennent. Mais ils ne reviendront jamais aux faibles étiages des Trente Glorieuses. Tout laisse àpenser que les patrimoines et leurs revenus vont se situer au XXIe siècle à des niveaux au moins équivalents à ceux du XIXe et du début du XXe.
Les effets produits sur les structures sociales et les inégalités nationales et internationales mettront du temps à se faire pleinement sentir, mais ils seront à terme considérables. D'autant plus que le dumping fiscal généralisé, qui a déjà largement mis à mal les impôts progressifs patiemment construits au XXe siècle, n'a sans doute pas encore atteint son paroxysme, et menace de conduire à la suppression pure et simple de toute forme d'imposition du capital et de ses revenus. Plus rien n'empêchera alors le capitalisme de retrouver les sommets inégalitaires du XIXe siècle. C'est-à-dire un monde où Vautrin pouvait benoîtementexpliquer à Rastignac que la réussite par les études et le travail était une voie sans issue, et que la seule bonne stratégie d'ascension sociale consistait à mettre la main sur un patrimoine.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit. L'économie de marché et la propriété privée du capital méritent certes d'être enfin pensées dans leurs dimensions positives. Non pas comme un système fondé sur l'acceptation pragmatique de l'égoïsme individuel et de nos imperfections humaines, mais comme le seul système s'appuyant sur la liberté des personnes et l'infinie diversité des aspirations individuelles. Mais pour cela il faut reconnaître sans détour que le capitalisme, de façon indissociablement liée à sa dimension émancipatrice, produit inévitablement une inégalité d'une brutalité inouïe, insoutenable, injustifiable, menaçant nos valeurs démocratiques essentielles, au premier rang desquelles l'idéal méritocratique. Pendant les Trente Glorieuses, seul un pourcentage insignifiant de la population était susceptible de recevoir en héritage l'équivalent d'une vie de travail au salaire minimum (environ 500 000 € actuellement). Ce pourcentage, qui a décuplé en vingt ans, devrait dépasser les 10 % dans les années 2010, et plus encore si l'on prend en compte les rendements des capitaux correspondants. Et même si cela mettra plus de temps à se faire sentir, la part des capitaux reçus de la génération précédente dans ceux transmis à la génération suivante ne cessera d'augmenter.
L'idéal d'une accumulation du capital fondée sur l'épargne méritante issue des revenus du travail, valable pendant les Trente Glorieuses et dans les périodes de très forte croissance économique ou démographique, disparaît mécaniquement dès lors que les séquelles des guerres s'éloignent et que les rendements du capital dépassent durablement les taux de croissance. Et l'arbitraire des enrichissements patrimoniaux dépasse largement le cas de l'héritage. Le capital a par nature des rendements volatils et imprévisibles, et peut générer pour tout un chacun des plus-values (ou des moins-values) immobilières et boursières équivalentes à plusieurs dizaines d'années de salaire. Et même si la concentration des patrimoines est forte, et peut encore croître, rien ne serait plus illusoire que de s'imaginer que le capital est l'apanage de certaines familles : un capitaliste sommeille en chacun d'entre nous, et chaque personne disposant de 200 000 € en assurance-vie possède indirectement des morceaux d'usines, qui parfois licencient et délocalisent pour rémunérer ledit capital.
Au niveau international, l'instabilité des fortunes engendrée par les mouvements des prix et des rendements du capital est encore plus élevée. Sans une forte reprise en main par le pouvoir démocratique, un tel système mène à des catastrophes.
Au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé et qui ont temporairement donné l'illusion d'un dépassement structurel du capitalisme. Pour que le XXIe siècle invente un dépassement à la fois plus pacifique et plus durable, il est urgent de repenser le capitalisme dans ses fondements, sereinement et radicalement.


Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS, professeur à l'Ecole d'économie de Paris.


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Le plein emploi, la Silicon Valley s'y engage!

CHRONIQUES | jeudi 6 mars 2014 à 5h22

Cédric Godart

La santé de fer de l'économie high-tech donne confiance aux patrons de la Silicon Valley. Cette année, il seront 60% à engager.

59% des entreprises devraient engager cette année dans la Vallée. A la même époque en 2013, elles étaient 46%. A peine 4% des entreprises prévoient des licenciements. Pour les économistes, le boom économique de l'axe San Jose-San Francisco, initié il y a deux ans, ne devrait pas s'arrêter de sitôt.
Le Silicon Valley Leadership Group vient de publier son annuel "CEO Business Climate Survey". L'édition 2014 de ce bulletin météo des entreprises est disponible en téléchargement. Plus de 220 patrons ont accepté d'y répondre. Une phrase en guise de préambule donne le ton: "Si on veut créer de l'emploi, faisons confiance à ceux qui engagent".
En janvier dernier, dans la région de San Francisco, le taux de chômage a plongé à 4,8% (une situation de plein-emploi au sens de l'Organisation internationale du travail). C'est le taux le plus bas depuis la Grande Récession de la fin des années 2000. L'étude publiée cette semaine souligne la croissance continue du secteur des nouvelles technologies. A vrai dire, qu'on parle de high-tech, de biotechnologies ou de clean-tech (les technologies propres et responsables), tous les indicateurs sont dans le vert. Néanmoins, l'institut de recherche Beacon Economic observe ces derniers mois une "bulle" sur le marché des médias sociaux, à la lecture de ces chiffres. On pense ici à la folie qui règne autour des rachats d'applications mobiles ces derniers mois, dont Whatsapp pour 19 milliards de dollars (14 milliards d'euros).
Pourquoi une telle attractivité de la Silicon Valley?
Les entrepreneurs interrogés mettent en avant la disponibilité d'une main-d’œuvre qualifiée, un climat favorable à l'esprit d'entreprise, la proximité avec les clients et... les concurrents. Ils saluent également la qualité des universités et de la recherche.
Pour Ed Lee, le Maire de San Francisco, la bonne santé économique de la région est la preuve qu'on obtient des résultats en mettant le cap sur l'emploi, le niveau de la fiscalité, le travail et l'innovation. Le Maire reste très critiqué pour avoir permis à des entreprises - dont Twitter - d'échapper à l'impôt, en choisissant de s'implanter dans un quartier réputé difficile et en pleine rénovation. Si ce choix conduit inévitablement à la gentrification de la ville, il participe aussi à son attractivité. Ed Lee se défend: "Tech Workers Are Not Robots" (les travailleurs du secteur high tech ne sont pas des robots).
@cedricgodart
Source: http://www.rtbf.be/info/chroniques/detail_le-plein-emploi-la-silicon-valley-s-y-engage-cedric-godart?id=8216173&chroniqueurId=8099846



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« Les fascistes de demain s’appelleront eux-mêmes antifascistes » 

Winston Churchill


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La dette ou le vol du temps
par Maurizio Lazzarato, février 2012

La succession des crises financières a conduit à l’émergence d’une figure subjective qui occupe désormais tout l’espace public : celle de l’homme endetté. Le phénomène de la dette ne se réduit pas à ses manifestations économiques. Il constitue la clé de voûte des rapports sociaux en régime néolibéral, opérant une triple dépossession : dépossession d’un pouvoir politique déjà faible, concédé par la démocratie représentative ; dépossession d’une part grandissante de la richesse que les luttes passées avaient arrachée à l’accumulation capitaliste ; dépossession, surtout, de l’avenir, c’est-à-dire du temps comme porteur de choix, de possibles.
La relation créancier-débiteur intensifie de manière transversale les mécanismes d’exploitation et de domination propres au capitalisme. Car la dette ne fait aucune distinction entre travailleurs et chômeurs, consommateurs et producteurs, actifs et inactifs, retraités et allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Elle impose un même rapport de pouvoir à tous : même les personnes trop démunies pour avoir accès au crédit particulier participent au paiement des intérêts liés à la dette publique. La société entière est endettée, ce qui n’empêche pas, mais exacerbe, les inégalités — qu’il serait temps de qualifier de « différences de classe ».
Comme le dévoile sans ambiguïté la crise actuelle, l’un des enjeux politiques majeurs du néolibéralisme est celui de la propriété : la relation créancier-débiteur exprime un rapport de forces entre propriétaires et non-propriétaires des titres du capital. Des sommes énormes sont transférées des débiteurs (la majorité de la population) aux créditeurs (banques, fonds de pension, entreprises, ménages les plus riches) : à travers le mécanisme d’accumulation des intérêts, le montant total de la dette des pays en développement (PED) est passé de 70 milliards de dollars en 1970 à 3 545 milliards en 2009. Entre-temps, les PED avaient pourtant remboursé l’équivalent de cent dix fois ce qu’ils devaient initialement (1).
La dette sécrète par ailleurs une morale qui lui est propre, à la fois différente et complémentaire de celle du travail. Le couple effort-récompense de l’idéologie du travail se voit doublé par la morale de la promesse (celle d’honorer sa dette) et de la faute (celle de l’avoir contractée). Ainsi que le souligne le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, dans sa langue, le concept de Schuld (faute) — concept fondamental de la morale — renvoie au concept très matériel deSchulden (dettes) (2). La campagne de la presse allemande contre les « parasites grecs » témoigne de la violence de la logique qu’instille l’économie de la dette. Les médias, les hommes politiques, les économistes semblent n’avoir qu’un message à transmettre à Athènes : « vous êtes fautifs », « vous êtes coupables ». En somme, les Grecs se dorent la pilule au soleil tandis que les protestants allemands triment pour le bien de l’Europe et de l’humanité sous un ciel maussade. Cette présentation de la réalité ne diverge pas de celle qui fait des chômeurs des assistés ou de l’Etat-providence une « mamma étatique ».
Le pouvoir de la dette se présente comme ne s’exerçant ni par la répression ni par l’idéologie. « Libre », le débiteur n’a toutefois d’autre choix que d’inscrire ses actions, ses choix, dans les cadres définis par le remboursement de la dette qu’il a contractée. Vous n’êtes libre que dans la mesure où votre mode de vie (consommation, emploi, dépenses sociales, impôts, etc.) vous permet de faire face à vos engagements. Aux Etats-Unis, par exemple, 80 % des étudiants qui terminent un master de droit cumulent une dette moyenne de 77 000 dollars s’ils ont fréquenté une école privée et de 50 000 dollars s’il s’agit d’une université publique. Un étudiant témoignait récemment sur le site du mouvement Occuper Wall Street, aux Etats-Unis : « Mon emprunt étudiant s’élève à environ 75 000 dollars. Bientôt, je ne pourrai plus payer. Mon père, qui avait accepté de se porter garant, va être obligé de reprendre ma dette. Bientôt, c’est lui qui ne pourra plus payer. J’ai ruiné ma famille en essayant de m’élever au-dessus de ma classe (3). »
Le mécanisme vaut aussi bien pour les individus que pour les populations. Peu avant son décès, l’ancien ministre des finances irlandais Brian Lenihan déclarait : « Dès ma nomination, en mai 2008, j’ai eu le sentiment que nos difficultés — liées au secteur bancaire et à nos finances publiques — étaient telles que nous avions pratiquement perdu notre souveraineté. » En appelant l’Union européenne et le Fonds monétaire international (FMI) à l’aide, poursuivait-il, « l’Irlande abdiquait officiellement sa capacité à décider de son propre destin »(The Irish Times, 25 avril 2011). L’emprise du créancier sur le débiteur rappelle la dernière définition du pouvoir chez Michel Foucault : action qui maintient comme « sujet libre » celui sur qui elle s’exerce (4). Le pouvoir de la dette vous laisse libre, mais vous incite — très instamment ! — à agir dans l’unique objectif d’honorer vos dettes (même si l’utilisation que l’Europe et le FMI font de la dette tend à affaiblir les débiteurs à travers l’imposition de politiques économiques qui favorisent la récession).
Mais la relation créancier-débiteur ne concerne pas uniquement la population actuelle. Tant que sa résorption ne passe pas par l’accroissement de la fiscalité sur les hauts revenus et les entreprises — c’est-à-dire par l’inversion du rapport de forces entre classes qui a conduit à son apparition (5) —, les modalités de sa gestion engagent les générations à venir. En conduisant les gouvernés à promettre d’honorer leurs dettes, le capitalisme prend la main sur l’avenir. Il peut ainsi prévoir, calculer, mesurer, établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir, bref, jeter un pont entre le présent et le futur. Ainsi, le système capitaliste réduit ce qui sera à ce qui est, le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles. L’étrange sensation de vivre dans une société sans temps, sans possibles, sans rupture envisageable — les « indignés » dénoncent-ils autre chose ? — trouve dans la dette l’une de ses principales explications.
Le rapport entre temps et dette, prêt d’argent et appropriation du temps par celui qui prête est connu depuis des siècles. Si, au Moyen Age, la distinction entre usure et intérêt n’était pas bien établie — la première étant seulement considérée comme un excès du second (ah ! la sagesse des anciens !) —, on voyait en revanche très bien sur quoi portait le « vol » de celui qui prêtait l’argent et en quoi consistait sa faute : il vendait du temps, quelque chose qui ne lui appartenait pas et dont l’unique propriétaire était Dieu. Résumant la logique médiévale, l’historien Jacques Le Goff interroge : « Que vend [l’usurier], en effet, sinon le temps qui s’écoule entre le moment où il prête et celui où il est remboursé avec intérêts ? Or le temps n’appartient qu’à Dieu. Voleur de temps, l’usurier est un voleur du patrimoine de Dieu (6). » Pour Karl Marx, l’importance historique du prêt usurier tient au fait que, contrairement à la richesse consommatrice, celui-ci représente un processus générateur assimilable à (et précurseur de) celui du capital, c’est-à-dire de l’argent qui génère de l’argent.
Un manuscrit du XIIIe siècle synthétise ce dernier point et le type de temps que le prêteur d’argent s’approprie : « Les usuriers pèchent contre nature en voulant faire engendrer de l’argent par l’argent comme un cheval par un cheval ou un mulet par un mulet. De plus, les usuriers sont des voleurs car ils vendent le temps qui ne leur appartient pas, et vendre un bien étranger, malgré son possesseur, c’est du vol. En outre, comme ils ne vendent rien d’autre que l’attente de l’argent, c’est-à-dire le temps, ils vendent les jours et les nuits. Mais le jour, c’est le temps de la clarté, et la nuit, le temps du repos. Par conséquent, ils vendent la lumière et le repos. Il n’est donc pas juste qu’ils aient la lumière et le repos éternel (7). »
La finance veille à ce que les seuls choix et les seules décisions possibles soient ceux de la tautologie de l’argent qui génère de l’argent, de la production pour la production. Alors que, dans les sociétés industrielles, subsistait encore un temps « ouvert » — sous la forme du progrès ou sous celle de la révolution —, aujourd’hui, l’avenir et ses possibles, écrasés sous les sommes faramineuses mobilisées par la finance et destinées à reproduire les rapports de pouvoir capitaliste, semblent bloqués ; car la dette neutralise le temps, le temps comme création de nouvelles possibilités, c’est-à-dire la matière première de tout changement politique, social ou esthétique.
Maurizio Lazzarato
Sociologue et philosophe. Ce texte est tiré de son dernier ouvrage, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, 




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